En revenant du village, j’ai aperçu cet homme inconscient au pied de l’arbre. Il semblait plutôt mal en point, alors je l’ai hissé sur ma brouette pour le ramener chez moi. En chemin, il ouvrit les yeux.
– « J’ai cessé de manger depuis 28 jours. » dit l’homme.
– Pas étonnant que vous soyiez si faible mon ami. Je vais vous amener à la maison et vous offrir à manger.
– La faiblesse du corps est parfois utile, souffla-t-il.
– Elle ne vous semble pas très utile pour l’instant en tout cas, vous tenez à peine debout. Vous vous sentirez mieux et vous penserez plus clairement après avoir mangé et repris des forces.
L’homme demeura par la suite silencieux tout le reste du trajet. J’ai pensé un instant qu’il avait perdu conscience à nouveau, mais il avait bel et bien les yeux ouverts. Il était sans doute simplement épuisé. Une fois à la maison, je l’ai aidé à s’installer sur mon fauteuil et je lui ai réchauffé un peu de soupe. S’il n’avait réellement pas mangé depuis 28 jours, il fallait y aller doucement. Je lui offris un bol qu’il accepta en me remerciant d’un petit signe de tête. Il mangea lentement et en silence.
– Alors, elle est bonne ma soupe? lui demandai-je.
– Oui, merci. Merci de votre hospitalité monsieur.
– Ce n’est rien. Mon nom est Simon. Comment vous appelez-vous?
– Je suis Jean.
– Enchanté Jean. Reposez-vous. Il va vous falloir un certain temps pour vous remettre sur pied. Vous pourrez rester ici le temps qu’il vous faudra. Au fond du couloir, il y a une petite chambre d’ami, vous pourrez vous y installer.
Dans les jours qui suivirent, Jean mangea avec appétit tout ce que je lui offris, mais outre les formules de politesse élémentaires, il demeura silencieux. Le huitième jour, alors que j’étais assis sur le balcon à fumer ma pipe, il vint s’asseoir près de moi.
– Je vous remercie encore Simon de m’avoir secouru, vous êtes un homme bon, me dit-il.
– Oh, vous savez, je me contente d’aider ceux qui en ont besoin. C’est tout naturel et puis ça me fait un peu de compagnie, même si vous n’êtes pas très bavard.
– J’étais là pour mon premier vol.
– Héhé, on dirait que l’atterrisage a été un peu brutal, me moquai-je gentiment.
– En effet, répondit-il, mais pas dans le sens que vous pensez répondit Jean gravement. Je ne me suis pas tombé de l’arbre, j’avais simplement posé mon corps au pied de celui-ci, après plusieurs jours de jeûne, pour effectuer mon premier vol extra-corporel. Il m’a été plus difficile que prévu de trouver le chemin du retour et quand j’y suis finalement parvenu, mon corps était devenu trop faible pour me porter.
– Tout cela me semble bien étrange, répondit-je avec un air étonné. Je ne suis pas certain de comprendre tout ce que vous me dites Jean, mais bon, l’essentiel c’est que vous alliez mieux et maintenant que vous êtes un plus volubile on pourra discuter. C’est agréable d’avoir un peu de conversation. D’ailleurs, je ne comprend pas pourquoi vous jeûniez. C’est important de se nourrir, sinon comment aurez-vous la force d’exécuter vos travaux quotidiens. Si je ne vous avais pas aperçu, gisant là au pied de l’arbre, je ne sais pas si vous vous en seriez remis.
– Vous avez raison, du moins en partie. Si on ne se nourrit pas, forcément au bout d’un certain temps le corps va s’affaiblir et on risque d’en mourir. Personnellement, je cherchais délibérément à affaiblir ce corps.
– Mais pourquoi donc, retorquai-je?
– Cela m’a permis de faire mon premier vol en solo et de comprendre tout le sens et la portée du mot décollage.
– Mais encore?
-L’âme est littéralement collée au corps physique. La plupart d’entre nous croient vraiment qu’il s’agit d’une seule et même entitée, mais il n’en est rien. Il y a ici ce véhicule soumis à des règles précises et là-bas l’essence de ce que nous sommes. Je le sais maintenant. Le jeûne m’a permis de me séparer plus facilement de cette enveloppe et retrouver ma vraie nature, libre des contraintes matérielles et temporelles propres à ce monde-ci. C’est un peu comme mourir tout en gardant intact le fil d’argent qui relie entre elles les dimensions physique et spirituelle de façon à pouvoir y revenir. D’ici, on ne voit pas clairement cette autre dimension, bien que les gens très sensibles vont la préssentir et parfois même entrevoir furtivement certains passages et passagers. De là-bas, on voit tout. La vision est beaucoup plus large. C’est un peu difficile à expliquer. C’est comme si on voyait simultanément ce qui est, qui était et ce qui sera. On est ici et partout à la fois. Il n’y a pas de déplacement physique, comme tel, on est partout où l’on souhaite être. Il suffit de le vouloir. On comprend alors qu’agir ou penser sont du pareil au même parce que cela conditionne ce qui vient et focalise nos choix sur certains chemins en éliminant les autres. Je ne sais pas si vous comprenez ce que je tente d’expliquer, mais de toutes façons vous y viendrez vous aussi.
– C’est un peu comme si vous me dites que vous avez visité le monde d’après, celui où l’on va une fois mort, c’est bien ça?
– Oui, c’est un peu ça.
– Mais alors, pourquoi ne pas simplement attendre de mourir pour y aller. Il me semble que la vie ici est bien agréable et mérite d’être vécue. C’est déjà assez difficile pour la plupart des gens de profiter de l’instant présent, si on peut être partout à la fois et en plus dans le passé, le présent et le futur en même temps, il me semble que l’on se complique inutilement la vie. Pourquoi vouloir faire ces drôles d’expériences. N’aimez-vous pas votre vie ici?
– Ce sont des recherches personnelles qui m’aident à comprendre la complexité du monde dans lequel on vit.
– Vous savez Jean, en tout respect, je ne vois pas les choses de la même façon. Si je veux comprendre comment mes légumes poussent dans mon potager, je préfère y être à tous les jours, voir leur progrès de croissance et les débarrasser des insectes nuisibles qui pourraient s’en prendre à eux. Je préfère cela à être à un autre endroit où on m’expliquerait comment cela se passe. Pour moi, c’est ça vivre et apprécier l’instant présent. Si je comprends bien ce que vous me dites, vous voulez visiter l’autre monde pour mieux comprendre le nôtre, mais pourquoi ne pas simplement concentrer toute votre attention ici-même, dans l’instant présent. Après tout, vous aurez amplement le temps de découvrir cet autre monde éventuellement. C’est comme si vous aviez besoin de comprendre combien tout cela est complexe et magique pour vraiment apprécier notre univers.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites Simon. D’ailleurs, après avoir visité cette autre dimension, j’ai effectivement envie de profiter au maximum du temps qui m’a été donné ici.
– Ah, voilà un discours plein de bon sens. Allez mon Jean, prenez le rateau juste là et venez me donner un coup de main au potager.