Pour l’atelier d’écriture de Leiloona. En s’inspirant d’une photo de Fred Hedin, écrire un court texte, juste pour le plaisir d’écrire.
– C’est ici que tout a commencé pour lui, dit le professeur, vous le verrez dans les prochaines minutes. Comme je vous disais dans le cours d’hier, tous les comportements excessifs ont un événement fondateur qu’on appelle le point de bascule. Plus l’événement est marquant pour l’égo, plus l’individu aura par la suite une énergie compensatoire amenant un changement profond de sa personnalité. Déplacez-vous à l’intérieur du Bistro à 19h58 et vous comprendrez.
Les élèves réglèrent leur Chrono-viaticum tel qu’indiqué par leur professeur et se retrouvèrent à l’intérieur à l’heure indiquée. Le bistro était bondé. Les conversations s’empilaient les unes sur les autres sans qu’on distingue clairement un dialogue, des mots lancés au hasard comme des flocons tourbillonnant en tous sens lors d’une tempête. Un jeune homme, 17 ans à peine portait un lourd cabaret contenant deux pichets de bière et 6 bocks embués par le froid. Alors qu’il se déplaçait difficilement entre les banquettes, un grand roux, fin trentaine, qui semblait déjà passablement éméché donna du coude à son compagnon en lui murmurant un truc et tendit la jambe dans l’allée, juste au moment où passait le jeune homme.
– Regardez bien la suite, dit le professeur, c’est là que tout se joue.
Le jeune homme trébucha et s’étala de tout son long, renversa son cabaret en éclaboussant plusieurs clients qui se retournèrent, à la fois surpris et choqués de voir leurs vêtements souillés. À la banquette du grand roux, on rigolait devant le spectacle en se cachant la bouche. Les voix se turent soudainement et les regards se retournèrent, chacun voulant comprendre d’où venait ce bruit de chute. Les voix reprirent ensuite progressivement en force, chacun commentant l’incident selon sa propre interprétation. Le jeune homme se releva. Sa main était ensanglantée, coupée par l’un des bocks qui s’était fracassé en tombant au sol. Déstabilisé, confus, il mit quelques minutes à retrouver ses esprits et s’excusant sans oser lever le regard, il mit un genou à terre et ramassa le verre brisé pour les déposer dans son cabaret, tandis que le sang continuait de couler sur sa manche. Ouvrant la porte des cuisines avec force, le patron arriva en trombe, s’excusant au passage auprès de la clientèle, et ordonnant fermement au jeune homme d’aller immédiatement derrière aux cuisines, qu’il s’occuperait de tout. Il tenta de rassurer les clients, disant haut et fort que tout était sous contrôle, que l’incident était clos et qu’il pouvait maintenant reprendre leurs festivités. Il assumait la responsabilité de l’incident, reconnaissait ouvertement que son jeune serveur avait peu d’expérience et il offrit la consommation gratuite à ceux qui avaient été éclaboussés. Certains clients applaudirent avec cynisme et reprirent peu à peu leurs conversations. On fit venir un autre serveur avec une serpillère et des chiffons pour réparer les dégâts. Quand l’atmosphère se calma, le patron retourna derrière en s’essuyant les mains sur son tablier.
– Déplacez-vous maintenant à la cuisine, dit le professeur.
Maintenant rouge d’un mélange de colère et de honte, le patron du bistrot agrippa le jeune homme, dont la main était enrubannée d’un chiffon.
– Mais qu’est-ce qui t’a pris, bon Dieu. Tu pouvais pas regarder où tu marches. Est-ce que tu réalises l’impact d’un tel incident sur mon bistrot? En plus du matériel que tu as brisé par ton incompétence, certains clients auraient pu être blessés sérieusement. J’aurais dû suivre mon intuition quand tu es venu me voir pour le job. Tu n’es vraiment pas fait pour ce travail, désolé. Rentres chez toi et ne remet plus les pieds ici.
– Mais…c’était un accident. Il y avait tellement de gens dans l’allée, ce n’était pas facile de circuler.
– Voilà, exactement pourquoi je dis que tu n’es pas fait pour ce travail. Allez, ouste, dégage!
Penaud, le jeune homme pris son manteau et sorti par la porte arrière.
– Alors, vous en pensez quoi, demanda le professeur?
– C’est vraiment injuste, dit une jeune fille. Ce n’était pas sa faute. Nous, n’aurait-on pas pu intervenir?
– Non, impossible, dit le professeur. Rappelez-vous, nous ne sommes pas là. On assiste simplement à une scène qui s’est déroulée il y a maintenant quarante-trois ans. On ne peut refaire le passé. Heureusement d’ailleurs, parce que le présent serait bien trop incertain.
– Qu’est-ce qui arrive au jeune homme par la suite?
– Ah voilà la vraie question. Ce jeune homme, c’est Émile Lampron, le tueur en série des années 80′ qu’on surnommait le « tueur au bock », parce qu’après avoir tué ses victimes, il laissait un bock à proximité du cadavre. Il a ainsi tué plus de 18 personnes avant d’être rattrapé par la justice. Ses crimes ont débuté 8 mois après l’incident auquel vous venez d’assister. Les psychiatres s’entendent maintenant pour dire que c’est ce soir-là que Lampron a franchit le point de bascule, animé par un fort sentiment d’injustice. 18 personnes sont décédées par sa main, des familles entières ont été marquées et chez certaines d’entre elles dont nous discuterons au prochain cours, il y a eu d’autres événements fondateur. Des questions?
– Qu’est-ce qui aurait fallu faire pour éviter tout ce drame et ses conséquences, demanda la jeune fille?
– De l’empathie, davantage de bienveillance, éviter de juger trop rapidement, voilà ce que je souhaite que vous reteniez de ce cours aujourd’hui. Mettez-le en pratique dans vos vies personnelles. Vous ne saurez pas toujours la différence que vous aurez faite, mais je vous assure que le monde s’en portera mieux. Bon, d’accord. Allez, on se revoit demain les enfants.